Depuis cinq ans, CHANTS DE RAGE ET DE RÉVOLTE, dirigé par Anna ANDREOTTI, comédienne et chanteuse, élève de Giovanna MARINI, se réunit deux fois par mois pour mettre en forme ses cris de rage (politiques, quotidiens, sociaux) à travers l’apprentissage des chants traditionnels : chants de révolte, chants de grève, de travail, lamentations, chants d’espoir, chants à pleurer et chants à rire!!


samedi 26 décembre 2009

Los dos gallos, par Rémy Albaric

La chanson “Los dos gallos”, présentée comme un chant de lutte anti-franquiste, me posant problème, j’ai effectué une recherche pour essayer d’y voir un peu plus clair.

Elle date du début des années 60 et n’appartient donc pas au répertoire des chants républicains ou franquistes de la guerre civile (1936-1939) mais à celui des luttes ultérieures contre la dictature. Elle en fut même un des hymnes. L’auteur ayant d’abord choisi l’anonymat, « Los dos gallos » s’est retrouvée assimilée aux chants contemporains de la guerre civile bien qu’écrite plus de vingt ans après et dans un genre apparemment différent.
Contrairement à « Los dos gallos », les chants de la guerre, souvent sur des airs populaires, sont très explicites, concrets, factuels et ne recourent pas à la symbolique, sinon parfois du côté fasciste comme par exemple dans « Falangista soy », dans lequel la symbolique du rouge et du noir s’applique au sang des combattants et à la terre où ils sont ensevelis et d’où naîtra, non pas une fleur comme dans la « Bella ciao » partisane, mais la bannière du soldat voire de tous les soldats:
“Pero sé que si me matan,
de la tierra en que yo muera,
se alzará como una espiga roja y negra,
de la pólvora y la sangre, mi bandera.”
Si l’on s’en tient à la lettre du texte, ce drapeau, tel un épi rouge et noir, porterait ces couleurs mêmes. Or le drapeau franquiste n’a de rouge que ses deux bandes latérales et de noir que l’aigle de Saint-Jean de ses armoiries (celui entre autres, de Napoléon et des nazis), la bande centrale étant jaune, comme dans le drapeau national de l’Espagne actuelle. Le rouge et le noir de « Falangista soy » n’interviennent pas dans une relation de conflit mais plutôt d’alliance et de renaissance. Ils ne sauraient identifier le parti franquiste.

Aucun des seize chants républicains proposés sur le site Canciones de la Guerra Civil Española ne recourt à une quelconque symbolique des couleurs. En revanche, le noir reste associé de longue date au mouvement anarchiste et le rouge au mouvement communiste.
On ne voit pas trop comment une chanson censée accompagner la lutte contre le fascisme le revêtirait d’une couleur (le noir) déjà attribuée, revendiquée même du côté de ceux qui la chantent. Quant à imaginer que dans un tel contexte, la chanson évoquerait le conflit parfois sanglant à l’intérieur du camp républicain entre anarchistes et communistes, ce serait un contresens politique dont on ne saurait charger ni son auteur ni ses interprètes.

Qui sont donc ces deux coqs si par élimination chromatique ni l’un ni l’autre ne peut être anarchiste, communiste ou fasciste ?
Déjà, en tant que coqs, ils sont d’une espèce un peu particulière puisque leur chant précède la tombée de la nuit, contrairement à celui de leurs congénères du monde entier qui s’escriment à annoncer le lever du jour et le soir se couchent en silence comme les poules.
Notons cependant que ce sont deux coqs de combat, bien que les combats de coqs soient interdits en Espagne (sauf aux Canaries). Ils se rencontrent « en la arena », c'est-à-dire sur le sable, non dans l’arène (la plaza de toros). Il n’y a pas de sable mais généralement un plancher sur les gallodromes où s’affrontent les coqs. Cette histoire de coqs, prise au pied de la lettre, ne livre pas plus de sens que la symbolique politique de leurs couleurs.
Considérons maintenant les qualités qu’ils détiennent selon les trois adjectifs fuerte et traicionero, pour le noir, celui qui chante le premier, valiente pour le rouge. A la force du noir répond la vaillance du rouge. En terme moraux, seul l’adjectif traicionero, traître, porte une appréciation négative subjective sur le noir.
Dans les faits, le coq noir chante, au présent d’habitude, « Cuando canta… ». Parallèlement, il est postulé au conditionnel « cantara / cantaría » qu’au chant du coq rouge répondraient d’autres chants dont on suppose qu’ils proviendraient de ses frères de couleur.
Un combat a eu lieu entre un coq noir et un rouge, narré au passé simple, avec la seule indication que le noir a attaqué en premier. On ne sait rien de l’issue du combat mais entre la rencontre et le premier assaut le narrateur a ajouté, au présent simple, que le noir est traître, qu’il ne se bat pas loyalement. Suit un avertissement au coq noir sur l’héroïsme de son adversaire par une formule étonnante, « ne se rend qu’une fois mort » qui cherche peut-être à surpasser le « vaincre ou mourir » des patriotes de toutes obédiences. Le soutien direct que le narrateur spectateur apporterait au coq rouge n’est pas exprimé.

Le chanteur propose sa chanson comme un augure à tiroir :« Si je mens, que le vent emporte mon chant et si le vent emportait mon chant, quel désenchantement ! ». On n’est pas loin de l’aporie du menteur.

Comment une chanson si peu explicite a-t-elle pu accéder à la notoriété, devenir un chant de lutte au même titre que les chants républicains avec lesquels elle s’est trouvée confondue ?
- D’abord, l’air, la métrique et la construction de la chanson rappellent certains chants républicains. On peut parfaitement chanter les strophes de« Los dos gallos » sur l’air de « El Quinto Regimiento », emprunté à une chanson traditionnelle « El Vito »:
Con el Quinto, Quinto, Quinto
con el Quinto Regimiento
Madre, yo me voy p'al frente
para las líneas de fuego.
On peut également les adapter une à une sans changement métrique à l’air de « Ay Carmela ».
El Ejército del Ebro,
rumba la rumba la rumba la.
El Ejército del Ebro,
rumba la rumba la rumba la
una noche el río pasó,
¡Ay Carmela! ¡Ay Carmela!
una noche el río pasó.
¡Ay Carmela! ¡Ay Carmela!
- Ensuite, le texte évoque un affrontement fratricide passé, présent et futur dans lequel les Espagnols des années 60 ne peuvent manquer de percevoir l’écho de la guerre civile et ses séquelles, dont la lutte anti-franquiste.
Dans le contexte d’un régime répressif, sans droits à la libre parole, la censure contraint les artistes engagés à des subterfuges d’expression, à l’écriture entre les lignes. L’auteur de « Los dos gallos » est bien placé pour le savoir.
José Antonio Sánchez Ferlosio, « Chicho Sánchez » (Madrid, 1940-2003), est le fils de l’écrivain et poète Rafael Sánchez Mazas, co-fondateur de la phalange, avec José Antonio Primo de Rivera (arrêté, condamné à mort, exécuté par le gouvernement républicain en 1936), d’où assurément le nom de baptême de Chicho. Sa mère était italienne.
En rupture avec l’idéologie paternelle il aborde l’anti-franquisme dans les rangs du PCE clandestin duquel il glisse vers le maoïsme puis le trotskisme pour se rapprocher finalement des courants anarchistes lors de la démocratisation politique dans son pays. Il est l’auteur de nombreuses chansons de lutte et de protestation politiques tant sous la dictature que par la suite. Il fut aussi correcteur de presse, écrivit des articles pour divers périodiques, dont Diario 16. Il fut également auteur d’énigmes linguistiques.

Voilà qui explique peut-être le caractère particulier de « Los dos gallos » : métaphore floue, refrain qui tourne sur lui-même, brouillage temporel. Quant à l’air, il peut s’insérer incognito dans le répertoire des airs républicains. La chanson est ainsi arrivée sous le double masque de l’anonymat et du motif rebattu depuis Caïn et Abel des frères ennemis, l’auteur et ses interprètes ne se manifestant que par l’avertissement à l’un des coqs.
Le noir et le rouge y reprennent une symbolique plus « classique », celle par exemple des ténèbres, de la mort, du mal face à celle du sang, de la passion, de la vie. Mais l’inventaire reste ouvert. Le combat sur le sable, rouge contre noir, évoque la corrida où se confrontent le taureau noir et le torero armé de sa muleta rouge.
L’image du coq annonçant le crépuscule au lieu de l’aube, prenant la nuit pour le jour, peut figurer la fin de sa domination ; quelque chose s’achève tandis que veillent des coqs d’un autre plumage, prêts au ralliement et au combat jusqu’à la mort. Le sens politique de la chanson repose davantage sur le consensus que sur une signification claire. Deux mots seulement détiennent une charge potentielle, « traicionero » et « advierto ». C’est évidemment en ce dernier que réside le germe de la contestation, de mise en garde qui me fait personnellement penser au refrain de « La Semaine Sanglante », de Jean-Baptiste Clément (auteur du «Temps des Cerises »), dédiée aux fusillés de la Commune de Paris :
Oui, mais….
Ça branle dans le manche.
Ces mauvais jours-là finiront 
Et gare à la revanche
Quand tous les pauvres s'y mettront !

Voilà, après m’être maintes fois trompé entre le coq noir et le coq rouge, je pense pouvoir maintenant me représenter les forces en présence dans cette chanson devenue hymne de lutte et choisir mon camp.

Rémy Albaric

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